Façade de l'agence centrale de la Société Générale. (c) Jean-Marie Cras

Façade de l’agence centrale de la Société Générale. Source : Société Générale, Archives historiques. ©Jean-Marie Cras

 

C’est le grand jour !

 

Voilà le grand jour ! Autorisation en poche, je pars de bon matin en direction de la banque où travaille Antoine, mon ami archiviste d’entreprise. J’arrive devant un bâtiment sacrément imposant. Situé en plein centre-ville, je passe régulièrement devant mais sans vraiment y prêter attention. Pourtant, il suffit de lever les yeux pour percevoir une foule de détails assez remarquables !

Au-dessus de l’entrée monumentale domine un fronton richement sculpté. Il doit dater de la fin du XIXe siècle. Alors que l’on associe communément la banque à un monde d’hommes, je remarque que trois allégories féminines se détachent de la façade sculptée… Il faut croire que mon sujet de recherche aiguise mon regard au sujet des représentations féminines !

Ces sculptures, inspirées de l’Antiquité, veillent avec majesté et autorité sur l’établissement bancaire. Entourées de détails très symboliques (fourmis industrieuses, cornes d’abondance, …) elles représentent l’Épargne, l’Abondance, le Commerce.

Dans la France de l’ère industrielle et jusqu’au début du XXe siècle, ces allégories féminines étaient très en vogue. Il est clair que l’architecture bancaire s’en est fortement inspirée pour célébrer la solidité, la prospérité et la respectabilité de l’institution financière.

De la Marianne républicaine aux cariatides des édifices bancaires, les représentations féminines reflètent les idéaux et les ambitions d’une société guidée par l’idée de progrès. Pourtant, un petit quelque chose m’intrigue… et une question reste en suspens : dans cet univers de l’argent, du commerce et de la finance, quelle place est faite aux femmes ?

Allégorie sur les façades de la banque... Source : BNP Paribas, Archives historiques

Allégorie sur les façades de la banque… Source : BNP Paribas, Archives historiques

Allégorie sur les façades de la banque... Source : BNP Paribas, Archives historiques

Fronton du Comptoir national d’escompte de Paris, rue Bergère. Source : BNP Paribas, Archives historiques

Allégorie sur les façades de la banque... Source : BNP Paribas, Archives historiques

Allégorie sur les façades de la banque… Source : BNP Paribas, Archives historiques

On retrouve même la femme sur ce jeton octogonal en argent. Source : Fédération nationale des Caisses d’Épargne, fonds photographiques.

On retrouve même la femme sur ce jeton octogonal en argent. Source : Fédération nationale des Caisses d’Épargne.

"La monnaie française", Le Quesne

« La monnaie française » de François Le Quesne, exposée en 1901. Trois Grâces symbolisent l’opulence et la puissance des devises françaises

Des femmes au service des titres

Antoine est venu me chercher à l’accueil. Le hall est splendide ! Les volumes et le style Art nouveau ont été conservés. Après avoir montré patte blanche et passé les contrôles de sécurité, j’obtiens mon badge d’accès pour le 4e étage où se situe le service des archives historiques.

Nous y voilà. Je m’attendais à pénétrer dans un temple du silence et de l’étude, et je me retrouve dans une pièce plutôt chaleureuse où s’affairent les collègues d’Antoine. L’un d’entre eux est en train de visionner un film en noir en blanc. Antoine me dit qu’il s’assure de la qualité de la numérisation. Grâce à la dématérialisation, j’aurai peut-être moi aussi la chance d’accéder à certains documents…

 

Rayonnage des archives. Source : Société Générale, Archives historiques

Rayonnage des archives. Source : MEF-MACP, service des Archives économiques et financières

En pleine recherche... Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques, fonds Crédit Agricole.

En pleine recherche… Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques.

Antoine me fait visiter les lieux et me montre les rayonnages où sont classées et conservées toutes les archives historiques dont la banque est dépositaire. C’est impressionnant ! Il en extrait un carton sur lequel est noté la date de réception puis la mention « à traiter ». Ce sont les fameuses archives comportant des dossiers de carrière de femmes !

Nous passons en salle d’étude et c’est parti pour l’exploration… Une quantité de papiers divers, des notes de service, des lettres de candidature, d’embauche, de démission, des correspondances, et quelques photos aussi. Ce fonds date des années 1920 à 1935 environ, et concerne un service qui employait essentiellement des femmes.

 

Que vais-je découvrir dans ces dossiers du personnel ? Source : HSBC France, Archives historiques

Que vais-je découvrir dans ces archives ? Source : HSBC France, Archives historiques

 

Des métiers au féminin

Les femmes ont fait leur entrée en tant que salariées dans les banques à partir des années 1880. Une entrée plutôt discrète, que l’urgence de la Grande Guerre a accélérée avec des embauches massives. L’inflation et la multiplication des opérations financières ont facilité la pérennisation de ces emplois jusqu’après l’Armistice : les femmes représentaient dans les années 1920 déjà plus du tiers des effectifs bancaires !

Dans cette période d’après-guerre, malgré certains reculs notables sur le plan social (la contraception et l’avortement sont criminalisés pour favoriser le repeuplement !), le développement des activités bancaires et la mécanisation ont contribué à créer des emplois féminins dans des services de dactylographie, recouvrement, comptabilité, mécanographie… Rigueur, honnêteté et fiabilité sont alors des qualités attribuées à la gent féminine. On vante aussi l’efficacité de leurs mains habiles pour effectuer des tâches minutieuses !

Société Générale, Archives historiques

Agence bancaire, 1916. Source : Société Générale, Archives historiques

Agence de Gaillac. Source : Société Générale, Archives historiques

Agence de Gaillac, 1910. Source : Société Générale, Archives historiques

J’ai entre les mains les archives d’un service des titres. Les titres sont des valeurs mobilières comme des actions ou des obligations qui étaient matérialisées sur des coupons de papier jusque dans les années 1980. Pas d’ordinateurs et pas d’Internet à l’époque ! Il fallait donc du personnel pour réaliser les opérations de transfert ou de conservation. Ce travail était souvent dévolu aux femmes car il consistait essentiellement à découper, manipuler, émarger et classer les coupons pour tenir les comptes à jour.

Service des titres. Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques, fonds Crédit Lyonnais.

Service des titres de l’agence centrale du Crédit Lyonnais en 1913. Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques, fonds Crédit Lyonnais.

Source : BNP Paribas, Archives historiques

Action du Comptoir national d’escompte de Paris, illustré par une allégorie. Source : BNP Paribas, Archives historiques

BNP Paribas, Archives historiques

Source : BNP Paribas, Archives historiques

A bien regarder les contrats d’embauche des employées de ce service, les femmes du début du XXe siècle exerçaient essentiellement des fonctions auxiliaires, les contrats étaient souvent précaires et les salaires étaient considérés comme d’ « appoint » pour les foyers. Pour autant, les femmes ne cessent de gagner en droits et en reconnaissance au fil du temps… Dès 1907, elles peuvent disposer librement de leur salaire, en 1913 un congé de maternité payé leur est accordé et une circulaire de 1923 les autorise même à intégrer les conseils d’administration des Caisses d’Epargne !

En parcourant ces dossiers, je commence à pouvoir retracer le parcours de quelques femmes. Si certaines ont joué des coudes pour faire leurs preuves et s’élever dans la hiérarchie, faire carrière était une vraie gageure. En 1922, une employée lauréate de l’ « examen d’aptitude à chef des bureaux », tout récemment ouvert aux femmes, est rétrogradée aussi sec ! La raison ? Ce poste à responsabilité serait inconvenant pour une femme.

Réfectoire des femmes. Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques, fonds Crédit Lyonnais.

Réfectoire des femmes du siège central du Crédit Lyonnais, vers 1913. Source : Crédit Agricole S.A., Archives historiques, fonds Crédit Lyonnais.

Cela nous paraîtrait absurde (et injuste!) aujourd’hui, mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque : les femmes travaillaient principalement en coulisses. Elles ne feront leur apparition aux guichets des agences qu’à partir des années 1960. Auparavant, elles étaient invisibles aux yeux des clients et leurs activités étaient strictement séparées de celles des hommes. Pour accéder à ces services exclusivement féminin, les femmes utilisaient des accès réservés. Elles mangeaient même dans une cantine séparée de celle des hommes ! La mixité n’était pas encore à l’ordre du jour…

Des archives très actuelles

 

Je suis plutôt émue de tenir entre mes mains ces documents quasi centenaires ; ils montrent à quel point les conditions d’emploi des femmes reflètent l’état de la société.

La journée touche à sa fin. Je n’ai pas vu le temps passer. Alors que je mets mes notes au propre avec l’aide d’Antoine, une personne que je n’avais pas encore vue entre dans la pièce et l’interpelle. Antoine me présente Nadia, du service marketing. Son job, c’est d’imaginer les messages que la banque utilisera dans sa communication auprès du grand public. C’est une mission stratégique, qui nécessite de s’imprégner de l’air du temps, des tendances et des mentalités.

A priori, elle vient assez régulièrement au service des Archives historiques, pour s’inspirer, trouver des références, inscrire son propre travail de communicante dans une logique historique. Là, elle est venue consulter des affiches publicitaires des années 1970-1980 car sa prochaine campagne de promotion va faire référence à cette époque.

Publicité ... où les femmes comptent ! Source : BNP Paribas, Archives historiques

Publicité … où les femmes comptent ! Source : BNP Paribas, Archives historiques

Après une journée bien remplie, je quitte la banque. J’ai besoin d’un peu de temps pour mettre de l’ordre dans mes idées et organiser la suite de mes recherches. Antoine m’a promis son aide et l’apport de nouveaux documents pour reconstituer des tranches de vies d’employées et de clientes de sa banque. J’ai l’impression qu’il me reste encore beaucoup de choses à découvrir !

Pour en savoir plus :