Une petite halte à la cafétéria de la banque dont j’explore en ce moment les archives, m’a permis d’assister à une conversation entre une jeune recrue et sa collègue, manifestement au crépuscule de sa carrière… La plus jeune s’enthousiasmait face au tout nouvel aménagement de leur service en open space « hyper sympa » et « tendance », quand la plus expérimentée lui rétorquait qu’il n’y avait aucune nouveauté à cela. C’était simplement pour elle une sorte de flash-back dans un passé où les grosses machines encombrantes qu’elle avait connues étaient désormais remplacées par des cactus et autres mugs design. Rien de vraiment révolutionnaire en fait… Cette conversation intergénérationnelle a suffit à piquer ma curiosité et me voilà lancée dans de nouvelles recherches !

Banque Populaire La Roche-sur-Foron, années 1950. Archives Banque Populaire.

Banque Populaire La Roche-sur-Foron, années 1950. Archives Banque Populaire.

Années 1950 : aménager l’espace de travail pour améliorer la productivité

En consultant des photos d’archives, je n’ai pas mis bien longtemps à comprendre ce que voulait dire la dame de la machine à café… Regardez un peu cette photo des années 1950 :

Caisse Centrale des Banques Populaires, Service des Titres. Archives Banque Populaire.

Caisse Centrale des Banques Populaires, Service des Titres. Archives Banque Populaire.

On pourrait croire que ces dames (et rares messieurs) à la posture quasi identiques, assis derrière des bureaux parfaitement alignés, sont en train de plancher pour un examen… quelle atmosphère studieuse au service des titres ! Si cette photo pouvait nous restituer l’ambiance sonore de l’époque, j’ai l’impression que l’on entendrait juste le frottement des plumes sur le papier… et peut-être une mouche voler !

Assez rapidement, j’ai trouvé une autre photographie intéressante où l’on voit également des bureaux alignés les uns derrière les autres. Mais ce qui m’a frappé, c’est la présence d’un bureau face aux autres…

Banque Populaire de Montrouge, service Portefeuille. Archives Banque Populaire.

Banque Populaire de Montrouge, service Portefeuille. Archives Banque Populaire.

Sur le cliché, on remarque que ce bureau isolé est vide. Mais en regardant mieux, on ne tarde pas à comprendre la scène : une femme, debout, au fond de la salle, semble venir en aide à l’une des employées. Est-on dans une salle de classe ? C’est une image qui me vient immédiatement à l’esprit, avec le bureau de la maîtresse d’école positionné de façon stratégique pour embrasser tous les élèves d’un seul regard… Transposons cela dans le monde du travail et cela donne le « bureau paysager », concept inventé en 1959 par les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle qui considéraient que « un espace de travail ouvert ouvre les esprits ». En l’occurrence, un espace sans cloisons au mobilier discret.

Ces configurations d’espaces de travail coïncident avec la création du rôle de « manager » moderne, inspiré des théories sur le management scientifique de Frédérick Taylor, bien connu pour sa lutte contre toutes les sources d’inefficacité sur le lieu de travail. Dans son livre Cubed : A Secret History of the Workplace (2014), l’écrivain et journaliste Nikil Saval le confirme : « En séparant la connaissance des tâches basiques, […] l’idéologie du taylorisme préconisait une division du lieu de travail, autant pour l’espace que dans la pratique, avec un groupe de managers pour s’assurer que le travail était bien fait et que les employés étaient appliqués ».

Années 1960 : la perception des espaces de travail évolue

Comme dans beaucoup de domaines, les années 1960 ont été l’ère des « premières », des « révolutions », des « combats » ou encore des « commencements »… Dans les banques, l’arrivée de l’informatique a bouleversé l’organisation du travail, et c’est dans ce contexte que Robert Propst et George Nelson ont créé l’« Action Office ». Il s’agit du premier bureau modulable, composé de panneaux à hauteur variable pour adapter les espaces de travail aux diverses activités des salariés.

Cela me rappelle étrangement l’histoire du siège Flambo qui avait révolutionné les conditions de travail des femmes dans les années 1920 ! Il faut dire que depuis la fin du XIXe siècle, les banques françaises ont été précurseurs dans le recrutement de personnel féminin, tendance qui a été accentuée lors de la Première Guerre Mondiale puis de nouveau dans les années 1960.

Avec cette nouvelle envolée des embauches féminines, il est clair que l’Action Office a directement impacté leur mode de travail. C’est encore et toujours avec la recherche d’une productivité maximale comme objectif que ce système d’organisation spatiale a mis l’accent sur les déplacements : « le mouvement du corps assiste et correspond au mouvement ininterrompu des esprits créatifs des employés de bureau » (Nikil Saval dans Cubed : A Secret History of the Workplace).

« Le légendaire “Action Office 1”, créé en 1964 par Robert Propst et George Nelson. Photo © Herman Miller. »

« Le légendaire “Action Office 1”, créé en 1964 par Robert Propst et George Nelson. Photo © Herman Miller. »

Si le succès est mitigé, Robert Propst rebondit en inventant en 1968 le cubicle, un concept de bureau à cloisons amovibles d’environ un mètre cinquante de haut. Assis dans son « box », l’employé se trouve dans son espace de travail individuel, et une fois debout, il peut visualiser tous les autres bureaux du plateau.

« L’Action Office 2 est une extension de l’Action Office 1, dans une organisation spatiale en “cubicle”. Photo © Herman Miller. »

« L’Action Office 2 est une extension de l’Action Office 1, dans une organisation spatiale en “cubicle”. Photo © Herman Miller. »

« Robert Propst, co-inventeur de l’Action Office 1, et du concept du “cubicle”. Photo © Herman Miller. »

« Robert Propst, co-inventeur de l’Action Office 1, et du concept du “cubicle”. Photo © Herman Miller. »

A partir des années 1970 : du culte de l’open space à sa remise en cause

Les « perfos » et opératrices de saisie, des métiers voués à disparaître. Tours, 1975. Archives Banque Populaire.

Les « perfos » et opératrices de saisie, des métiers voués à disparaître. Tours, 1975. Archives Banque Populaire.

Rapidement, l’open space séduit par sa capacité à augmenter, à faible coût, la superficie de l’espace de travail… et il s’impose ! Se développent alors de grands espaces uniformes et sans personnalité, qui visent à davantage de collaboration entre employés et à faciliter le travail en « mode projet ».

Dans les années 1980, les entreprises lui vouent un véritable culte et y voient l’opportunité de regrouper de nombreux salariés sur d’immenses plateaux décloisonnés. Nombre de sociologues du travail et de salariés critiquent alors ces vastes bureaux standardisés qui produisent de nombreux effets délétères. Là où certains y voient des avantages tels la liberté de déplacements, la luminosité et la collaboration, d’autres n’y perçoivent au contraire que nuisances sonores, contre-productivité et source de stress.

Années 2000 : quand la technologie s’en mêle…

Avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication, créer, innover et trouver la prochaine grande idée, sont devenus les nouvelles obsessions des entreprises. Les efforts des architectes et designers se concentrent dès lors sur la meilleure façon de favoriser la créativité et la collaboration dans un espace de travail agréable et épuré. Apparaissent de grandes tables de travail communes où chacun peut venir travailler à sa guise. Plus de bureau, plus d’armoires pour stocker ses affaires, mais des casiers ou caissons mobiles. La réflexion sur l’aménagement des espaces de bureaux s’inscrit donc dans les tendances du travail collaboratif et du nomadisme professionnel.

Quant à la machine à café, elle ne se cache plus ! Elle devient au contraire un lieu essentiel où se concentrent les interactions les plus nombreuses. Impensable encore quelques années auparavant, l’esprit « start-up » incite même certaines entreprises à sacrifier quelques mètres carrés pour installer babyfoot ou panier de basket !

Cafétéria au sein d’une direction de BPCE 2017. BPCE/Banque Populaire.

Cafétéria au sein d’une direction de BPCE, 2017. BPCE/Banque Populaire.

Aujourd’hui, les établissements bancaires ne sont pas en reste et la tendance est aux « multi-spaces », imaginés par et pour les collaborateurs. Qu’apportent-ils de neuf aux plateaux de travail traditionnels ? Tout simplement une décoration qui distingue différents « territoires » : des parois de verre pour marquer une limite entre des bureaux et un couloir, une cabine pour passer ses appels sans déranger ses collègues, des coins canapés pour tenir des réunions « cosy »… Dans ces “Flex Offices”, c’est le salarié qui se déplace en fonction de ce qu’il a à faire : réunion, détente, travail de rédaction, créativité etc.

Open space BPCE, avec coin réunion et box téléphone, 2017. Banque Populaire/BPCE.

Open space BPCE, avec coin réunion et box téléphone, 2017. Banque Populaire/BPCE.

Open space BPCE, avec coin réunion et box téléphone, 2017. Banque Populaire/BPCE.

Open space BPCE, avec coin réunion et box téléphone, 2017. Banque Populaire/BPCE

Cette configuration moderne et souple accompagne un nouveau discours managérial, centré sur la transparence et la communication des collaborateurs. Elle permet également de déléguer le contrôle des salariés aux systèmes d’information (via des systèmes de réservation, de tracking ou de badges d’accès) qui remplissent ce rôle de manière discrète et non autoritaire, comme pouvaient l’être les contremaîtres d’autrefois.

Au-delà d’un concept moderne, il faut donc voir dans les open spaces le moyen de concourir à un environnement agréable et valorisant pour les salariés, tout en y intégrant les toutes dernières technologies, avec leur possibilités infinies… Il est donc clair que les espaces réservés aux hommes et aux femmes appartiennent désormais au passé mais, d’une certaine manière, c’est peut-être par les services des dames, déjà organisés comme cela depuis longtemps, qu’est arrivé l’open space ! Si l’open space semble aujourd’hui favoriser la mixité, je me pose toutefois une question : l’organisation des espaces professionnels peut-elle encore faire progresser l’égalité femmes-hommes au travail ?

En savoir plus :

Une brève histoire de l’open space

Tout le monde n’a pas connu l’open-space, une histoire du lieu de travail

Petite histoire de l’espace de travail

Retour sur quelques modèles d’organisation des bureaux de 1945 à aujourd’hui

How the office became what it is today