Voici maintenant plus de cinq mois que j’ai fait mon entrée dans le monde des archives. Grâce aux dossiers du personnel, j’ai pu retracer un siècle d’évolution du droit des femmes. J’ai également constaté que le secteur bancaire, souvent perçu comme un milieu très masculin, était bien plus paritaire que je ne le pensais et ce, depuis la fin du 19e siècle. Cette thématique fait d’ailleurs l’objet de recherches aujourd’hui.
C’est pourquoi j’ai demandé à des experts, des chercheurs, des professionnels des banques et des archives, etc. de me donner leur point de vue. Avec eux, je veux comprendre en quoi mon projet est toujours ancré dans l’actualité.
Aujourd’hui, je donne la parole à Hubert Bonin, professeur émérite en histoire économique contemporaine.
Je le remercie très sincèrement pour cette carte blanche.
L’insertion des femmes dans la vie de la Société générale en 1890-1914
Par Hubert Bonin
Cette étude, destinée à paraître en 2018 dans le tome II d’une grosse histoire de la Société générale, ne saurait à elle seule ne serait-ce qu’esquisser une réflexion sur la place des femmes dans la vie d’une entreprise bancaire1. Mais elle contribuera modestement à l’histoire du genre dans le secteur tertiaire, sans autre ambition que d’apporter quelques éléments à sa reconstitution tout en renforçant l’analyse de la politique sociale de la Société générale.
1. Déjà une féminisation des salariés ?
On manque de données, de notes, sur la féminisation du personnel de la Société générale avant la guerre. Certes, on peut puiser des éléments dans les registres des services et des cadres élaborés chaque année, car ils présentent sommairement pour chaque service des éléments chiffrés. Mais tout cela reste fragmentaire (tableau 1).
Tableau 1. Des exemples de la féminisation de certains services de gestion |
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En 1899 |
En 1912 |
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Total |
Dont femmes |
% |
Total |
Dont femmes |
% |
|
Services de la direction |
24 |
13 |
54 |
|||
Mouvement des titres |
131 |
131 |
100 |
|||
Conservation titres |
206 |
117 |
57 |
323 |
145 |
45 |
Coupons (siège central et agence AX) |
127 |
94 |
74 |
|||
Coupons (immeuble Courcelles) |
359 |
279 |
78 |
|||
Coupons du service Etranger |
51 |
41 |
80 |
|||
Portefeuille du service Etranger |
32 |
20 |
62,2 |
|||
Portefeuille au siège central |
75 |
24 |
32 |
390 |
148 |
38 |
Escompte et banque |
185 |
86 |
46 |
|||
Bureau central des changes étrangers |
150 |
60 |
10 |
|||
Comptabilité générale et des bureaux de quartier |
307 |
0 |
||||
Caisses |
100 |
0 |
||||
Correspondances française et étrangère |
61 |
5 |
8 |
|||
Sous-direction des agences |
77 |
0 |
||||
Sous-direction des bureaux de quartier |
89 |
28 |
31 |
|||
Guichets administratifs |
35 |
3 |
9 |
|||
Bureau central |
71 |
14 |
20 |
|||
Fonds publics |
66 |
0 |
||||
Source : procès-verbaux du conseil d’administration |
2. La reconnaissance des dames employées
Une véritable révolution intervient en 1910 quand les « dames employées » sont officiellement reconnues par un texte explicite, celui-là même qui a modifié la gestion des employés parisiens2. « Actuellement, une femme arrive au taux de quatre francs par jour après huit, neuf et même dix ans de présence, par une augmentation de 0,25 franc tous les deux ans, à partir du moment où, d’échéancière, elle passe dans le cadre fixe. » Environ 450 échéancières doivent gérer les effets du Portefeuille, rangés dans de gros cartons, les répartir par dates d’échéance, probablement remplir par elles-mêmes les fiches cartonnées par clients, mouvoir fiches et effets quand cette date se rapproche et les orienter vers le processus de recouvrement, en un travail fort répétitif. Ce sont les petites mains de la banque commerciale d’escompte. Un autre groupe de 300 échéancières œuvre au service des Coupons à participer à la machine de la banque mobilière de masse : classer et remplir les fiches-clients, diffuser les ordres de versement des dividendes et intérêts, etc. Apparemment, ce petit millier de femmes sont toutes des vacataires au jour le jour.
Deux réformes sont introduites. On décide d’abord que l’augmentation de 0,25 franc par jour s’effectuera chaque année, pour atteindre 1 200 francs annuels à partir de la cinquième année, par le biais d’une allocation de quatre francs par jour. Un second volet s’y ajoute : « A partir du traitement de 1 200 francs, avancement au choix par des augmentations uniformes de cent francs. » « Le traitement maximum sera de 2 100 francs pour les employées et de 2 400 francs pour les chefs de groupe. »
C’est donc la stabilisation et la valorisation financière d’un corps informel de femmes vacataires qui sont mises en œuvre, sans toutefois changer la condition des 450 échéancières en fonction à la date de novembre 1910. Cependant, la notion de statut est enfin introduite quand est créé un « cadre d’échéancières permanentes ». Trop de démissions sont constatées parmi les femmes désireuses d’obtenir un emploi fixe. L’objectif est d’instituer des salariées titulaires, au-dessus de l’âge de 30 ans. Mais il ne s’agit pas d’engager un processus de promotion qui dépasserait le socle des mentalités de gestion de l’époque. Seulement une petite minorité aurait la garantie de se voir affecter aux Coupons en cas de sous-emploi au Portefeuille, au bout d’une dizaine d’années, avec une relative garantie d’évolution du revenu de 3,25 puis 3,50 francs par jour.
Enfin, une question clé surgit : quand apparaissent à la Société générale les « sténo-dactylos »3, destinées à peupler les bureaux des deux premiers tiers du xxe siècle ? Les procès-verbaux du Conseil ne les évoquent pas avant 1914, sauf à propos de l’agence d’Alger4 en 1913… Or, au Crédit lyonnais, la première machine à écrire serait utilisée dès 1897 ; et Cécile Omnès relate que, dès les années 1890-1900, des sténodactylos sont actives au Crédit foncier de France, à la Banque de France, au Cnep, au Crédit lyonnais5. Mais rien n’est disponible pour le moment, apparemment, pour nourrir quelque analyse que ce soit à propos de la Générale…
Bibliographie
1 Cf. Sharon Strom, « Light manufacturing: The feminization of American office work, 1900-1930 », Industrial & Labor Relations Review, 1989, volume 43, n°1, p. 53-71. Graham Lowe, Women in the Administrative Revolution. The Feminization of Clerical Work, Toronto, University of Toronto Press, 1987.
2 Annexe au procès-verbal du conseil d’administration du 3 novembre 1910.
3 Cf. Margery Davies, Woman’s Place is at the Typewriter: Office Work and Office Workers, 1870-1930, Philadelphie, Temple University Press, 1982.
4 Procès-verbal du conseil d’administration du 28 août 1913.
5 Elle cite : Camille Rouyer, Les chemins de la vie. La femme dans l’administration, Tours, Mame, 1900. Camille Rouyer, « Les femmes employées au Crédit foncier et au Crédit lyonnais », Études et Documents, VI, Cheff, 1994, p. 641-650. Cécile Omnès, La gestion du personnel au Crédit lyonnais de 1863 à 1939. Une fonction en devenir (genèse, maturation et rationalisation), Bruxelles, Peter Lang, 2007, p. 73.