Non seulement ce blog me permet de partager depuis plusieurs mois un grand nombre de découvertes faites dans les archives historiques des établissements bancaires qui ont accepté de m’ouvrir leurs portes, mais aussi d’enrichir toute une documentation sur l’histoire des droits des femmes… et c’est toujours aussi passionnant !

J’ai récemment trouvé de nouveaux documents qui se recoupent à merveille avec ceux présentés dans des articles précédents. Par exemple, je vous avais parlé de la date clé du 13 juillet 1965, à laquelle la loi a mis un terme à l’aberrant régime matrimonial de 1804. Mais si, souvenez-vous, le fameux code Napoléon qui affirme l’incapacité juridique totale de la femme mariée ! Si vous faites un tour du côté de Twitter, vous trouverez d’ailleurs à ce sujet l’excellent live-tweet de l’historienne et chroniqueuse Mathilde Larrère.

Depuis 1965, la pleine capacité bancaire est donc octroyée à toutes les femmes, désormais reconnues légalement comme égales aux hommes. Pourquoi cette réforme a-t-elle mis tant de temps à voir le jour ? Vous allez voir qu’elle a été le fruit d’un long mûrissement législatif et a fait suite à de nombreux remous sociaux et politiques… faire évoluer les mœurs n’est pas une chose aisée ! Installez-vous dans votre fauteuil, les protagonistes vont entrer en scène, la pièce se jouera en trois actes.

Acte I : le livret d’épargne

En 1818 naissent les premières Caisses d’épargne, des organismes ouverts à tous, qui œuvrent dans le sens d’une alphabétisation monétaire de l’ensemble de la population française, y compris des exclus de la finance…  je pense bien sûr ici aux femmes mariées. Pour leur donner accès à l’épargne, une instruction ministérielle précise, dès 1857, qu’elles peuvent, avec l’accord de leur mari, ouvrir seules un livret et y effectuer un premier versement.

Puis, avec la loi du 9 avril 1881, qui donne naissance à la Caisse nationale d’épargne postale, l’aval de l’époux n’est désormais plus nécessaire : l’épouse peut désormais agir sans tutelle sur l’ouverture et la gestion d’un livret d’épargne. Et tant pis si cela entre en contradiction avec le régime matrimonial de 1804, toujours en vigueur… ce qui semble fou, c’est que cette contradiction durera tout de même plus de 80 ans !  

Livret de femme non assistée de son mari, fin du XIXe siècle. Archives de la Caisse d’Epargne d’Auvergne et du Limousin.

Livret de femme non assistée de son mari, fin du XIXe siècle. Archives de la Caisse d’Epargne d’Auvergne et du Limousin.

Acte II : l’usage et la loi

Dans les faits, de nombreuses tolérances sont faites bien avant 1881 par les Caisses d’Epargne pour permettre aux femmes mariées de déposer ou de retirer seules leurs économies. Pour rester dans les clous, les établissements se gardent bien cependant de rappeler les dispositions du code civil dans leur règlement !

Comme quoi, les usages précèdent bien souvent les lois.

Estampe de 1848 : des citoyens demandent que même sous un régime républicain, la femme reste soumise à l’autorité de son mari. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Estampe de 1848 : des citoyens demandent que même sous un régime républicain, la femme reste soumise à l’autorité de son mari. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

D’ailleurs, dès 1834, un certain nombre de parlementaires et d’administrateurs de Caisses d’Epargne souhaitent déjà étendre la libre utilisation du livret d’épargne aux femmes mariées, sans tutelle maritale. C’est dans ce contexte qu’Agathon Prévost, agent général de la Caisse d’Epargne de Paris, souligne en 1835 : « Les femmes valent mieux que les hommes et elles ont plus de soin de l’intérêt du ménage et du bien-être des enfants ». Voilà, c’est dit et assumé.

Charles Vernes, un des directeurs de la Caisse d’Epargne de Paris, considère quant à lui que la loi sur les Caisses d’Epargne est incomplète car elle ne permet pas à la femme mariée d’effectuer des retraits d’argent, alors qu’elle doit gérer le budget familial et les dépenses. Le sujet est discuté à plusieurs reprises au parlement, notamment en 1844, date à laquelle la loi anglaise ouvre toute liberté aux femmes mariées sur leur livret.

Mais l’opposition de la droite conservatrice est farouche ! Le 15 mai 1875, le député Philippe Le Royer dénonce à l’Assemblée nationale « une brèche [faite] à la puissance maritale, à la puissance paternelle qui sont les bases de la société et de la famille en France ». Voilà qui est dit également, balle au centre.

En raison des passions que déchaîne le débat, la question du libre accès des femmes aux comptes d’épargne sera donc plusieurs fois ajournée…

 

Acte III : querelles et succès

 

Au début des années 1880, le sujet n’est donc pas neuf. Et lorsqu’il est de nouveau mis en discussion à l’Assemblée nationale, il rencontre la même hostilité d’une partie des parlementaires. Pour ajouter à la frénésie ambiante, l’actualité des débats houleux est même relayée dans la presse… de manière très théâtrale !

Le 2 mars 1880, en séance au Sénat, le républicain Philippe Le Royer maintient fermement sa position : « Que peut posséder une femme, si elle est mariée sous le régime de la communauté légale. Rien, incontestablement. C’est le mari qui est le maître et l’administrateur de la communauté, et toute somme qui est prélevée est, passez-moi l’expression quelque dure qu’elle soit, une soustraction ». Et de renchérir : «  Je dis que vous allez jeter dans les familles un véritable élément de discorde ».

Et le sénateur Laboulaye de lui rétorquer : « Depuis le Code civil, la condition des femmes a singulièrement changé. Si vous vous reportez au commencement du siècle, la femme ouvrière, la femme qui travaille, qui gagne de l’argent, n’existait pas ; la grande industrie n’existait pas ; par conséquent, on n’avait pas à statuer sur les intérêts propres de la femme. Aujourd’hui, au contraire, partout où il y a des fabriques, la femme apporte dans les ménages des sommes qui valent quelquefois celles qu’y apporte le mari ».

Estampe de la seconde moitié du XIXe siècle, témoignant déjà des revendications des femmes pour demander plus d’égalité et de partage dans les tâches domestiques. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Estampe de la seconde moitié du XIXe siècle, témoignant déjà des revendications des femmes pour demander plus d’égalité et de partage dans les tâches domestiques. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat (1880). Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat (1880). Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Suite à ces fabuleuses joutes verbales et grâce à la lutte acharnée des défenseurs des droits des femmes, la disposition de 1881 sera finalement adoptée. Il n’a pourtant pas été question de bons sentiments ! En effet, le gouvernement a cédé sur ce point car il représentait un moindre mal en comparaison à une autre proposition de loi alors à l’agenda : la capacité civile de la femme. Carrément. Camille Sée, le défenseur de cette proposition, n’emportera pas la partie mais fera toutefois voter diverses dispositions en faveur de l’enseignement des jeunes filles, afin qu’elles aient accès aux études secondaires et supérieures au même titre que les garçons.

Si de nombreuses avancées sociales ont donc eu lieu au XIXe siècle, le siècle suivant ne fera pas non plus de cadeau aux femmes qui poursuivront leur lutte, jusqu’en 1944 pour obtenir le droit de vote, puis jusqu’en 1965 pour que l’égalité hommes-femmes commence à prendre racine dans la loi comme dans les mœurs. Tout doucement… mais espérons-le, sûrement.

Grâce aux archives retrouvées, je me dis que le livret d’épargne a été un acteur et un témoin de premier ordre de la question de l’autonomie féminine sur le plan financier. Et les remous passionnels suscités par la question de l’éducation financière et de l’accès aux comptes des femmes, montrent à quel point l’émancipation doit sans cesse se gagner, et aujourd’hui encore, bataille après bataille.

Sources bibliographiques :

  • Carole Christen-Lecuyer, Histoire sociale et culturelle des Caisses d’Epargne en France, 1818-1881, Economica, 2004.
  • Séverine de Coninck ; Le livret de Caisse d’Epargne (1818-2008), une passion française, Economica, 2012.