Voici maintenant plus de cinq mois que j’ai fait mon entrée dans le monde des archives. Grâce aux dossiers du personnel, j’ai pu retracer un siècle d’évolution du droit des femmes. J’ai également constaté que le secteur bancaire, souvent perçu comme un milieu très masculin, était bien plus paritaire que je ne le pensais. Cette thématique fait d’ailleurs l’objet de recherches aujourd’hui.
C’est pourquoi j’ai demandé à des experts, des chercheurs, des professionnels des banques et des archives, etc. de me donner leur point de vue. Avec eux, je veux comprendre en quoi mon projet est toujours ancré dans l’actualité.
Aujourd’hui, je donne la parole à Valentin Brunel (ingénieur d’études au CDSP, Centre de Données Socio-Politiques) et Marnix Dressen (sociologue).
Je les remercie très sincèrement pour cette carte blanche.
La féminisation du secteur bancaire
Par Valentin Brunel et Marnix Dressen 1
Les archives bancaires de tout type laissent percevoir à quel point les femmes ont toujours joué un rôle important au sein des banques françaises. Dans les métiers de la banque, la féminisation a ainsi très rapidement été une tendance importante. Mais la féminisation est encore aujourd’hui marquée d’une différence essentielle : les femmes restent trop souvent cantonnées aux postes moins prestigieux, moins bien payés et moins décisifs.
La féminisation de l’encadrement des grandes banques françaises, comme au sein de l’Etat par exemple, est de plus en plus une exigence et une source de tensions. Dans les strates de l’encadrement, la part de femmes demeure relativement plus faible que dans les autres catégories. Nous avons cherché à comprendre quelles sont les dynamiques de cette féminisation inégale, d’en tirer un (très modeste) bilan à l’échelle de la banque, et d’illustrer un exemple d’entreprise favorable à ses prolongements.
Sources
- Dépouillement de 35 ans (1980-2015) de bilans sociaux de la BNP (mais aussi de la Société Générale) avec constitution de tableaux Excel, sur les effectifs, les rémunérations, la formation, les promotions, les types de contrats.
- Entretiens avec plusieurs acteurs sociaux (managers de haut niveaux ou syndicalistes) intéressés et compétents sur la question des discriminations genrées.
- Dépouillement de boîtes d’archives relatives au regard porté par l’institution sur la féminisation des effectifs de la banque.
Les réseaux d’égalité des chances indicateurs de la persistance d’un « plafond de verre ».
Les progrès de la féminisation à la BNP (plus importants que dans d’autres banques françaises) pourraient résulter d’une politique volontariste de la part de la BNP-P. Nous avons souhaité nous interroger sur un des outils les plus novateurs de la féminisation de l’encadrement, qui témoigne aussi de ce que le plafond de verre est vécu comme un problème important.
La communication de la BNP Paribas met en avant la présence de nombreux réseaux féminins, dont les actions permettraient de lutter contre les discriminations genrées (mais aussi d’autre type). Ces réseaux sont une apparition relativement récente (à la BNP, le premier réseau féminin est né au milieu des années 2000) et constituent une forme de mobilisation originale (Boni-Le Goff 2012). Les objectifs de ces réseaux sont de contribuer à l’entraide des femmes cadres de la banque, en organisant des séminaires, des ateliers, ainsi que des rencontres de « networking » fermées. Ces différentes méthodes font appel à des techniques de développement personnel ainsi qu’à la mise en œuvre d’un capital social souvent difficile à obtenir pour les plus jeunes salariées.
Si, formellement, plusieurs d’entre ces réseaux sont indépendants (Mixcity, PF Féminin), en termes de financement et de communication les réseaux féminins restent largement dépendants de la BNP Paribas ou de ses filiales. Il existe des réseaux inter-banques qui ne concernent que les salariées les plus haut gradées, mais ceux-ci ne sont pas accessibles même aux cadres intermédiaires, et leur existence n’est pas toujours bien connue. Les réseaux présenteraient donc une stratification qui correspond à celle de la banque dans son ensemble.
Un tiers de siècle de féminisation de l’encadrement à la BNP Paribas.
Notre analyse a mis en lumière que dans cette banque de près de 43 000 salariés en France aujourd’hui, les femmes sont globalement devenues majoritaires en 1998. A regarder les choses de plus près, les femmes sont devenues majoritaires chez les techniciens en 1988, et sont en 2016 chez les cadres presque aussi nombreuses que les hommes. Quant à la catégorie des Hors classification (5% de l’effectif), les femmes sont encore minoritaires mais elles progressent très régulièrement et d’ici une quinzaine d’années si la courbe épouse la même pente, la parité sera atteinte. En somme, y compris dans l’élite de l’encadrement on peut observer une féminisation des « banquiers » qui tendent à devenir des « banquières ». La plus forte présence des femmes ne signifie cependant pas nécessairement féminisation. Il est possible en effet de s’interroger sur une éventuelle « virilisation » des femmes pour accéder aux plus hautes places dans ce secteur relativement masculin (Roth, 2006 ; Pruvost, 2007).
La féminisation est un phénomène extrêmement endurant : depuis les années 1980, la part de femmes dans les différentes catégories de l’encadrement augmente régulièrement. On remarque cependant qu’elle est de moins en moins forte à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. Le plus grand différentiel se situe au faîte de la pyramide des classifications. Ainsi le Comex en 2017 ne compte qu’une femme sur 18 personnes. Cette dynamique de féminisation inégale se complique de la persistance d’une différence bien connue : si à la BNP les femmes bénéficient plutôt de plus d’augmentations et de promotions chez les techniciens et chez les cadres, elles souffrent en revanche de salaires fixes inférieurs.
En outre, à côté de ce domaine d’inégalité que constituent probablement les rémunérations globales (fixes + part variable), on peut repérer des îlots de résilience masculine plus ou moins visibles au sein desquels les femmes demeurent minoritaires. Il s’agirait avant tout de certains services : R & D, directions informatiques, direction des services techniques, etc. Peut-on dire que ceux-ci sont au-dessus du plafond de verre ? Nous avons pu constater que les « régimes d’inégalité » au sein de la BNP différaient suivant les secteurs (Acker, 2009). Plutôt que la métaphore du plafond de verre, celle du « plafond à caissons » (Backouche et al. 2009) nous a paru plus apte à qualifier la situation dans la banque.
Notre analyse conduit alors à un paradoxe : alors qu’elles n’ont jamais été aussi nombreuses à occuper des positions élevées et que la tendance à la féminisation semble perdurer, des femmes se mobilisent.
Une hypothèse pour expliquer la mobilisation des femmes.
Afin d’expliquer la mobilisation des femmes au moment où leur situation s’améliore, nous avons convoqué l’hypothèse de la « frustration relative », tirée de Tocqueville (1964). Selon cette hypothèse, plus les conditions s’égalisent et plus les différences restantes deviennent intolérables. C’est au moment où l’écart entre la situation des hommes et des femmes dans la banque se réduit qu’il devient justement problématique.
La féminisation est donc un processus de très long cours, qui devrait si la tendance actuelle se poursuit permettre l’égalité en termes d’effectifs entre hommes et femmes dans quinze ans. Mais l’égalité en termes d’effectifs laisse sous silence la persistance de certaines différences : tout d’abord les rémunérations, mais aussi les secteurs (qui sont intimement liés aux rémunérations) et enfin les moyens et conditions qui permettent aux femmes d’accéder aux fonctions qu’elles désirent. Ces inégalités résilientes sont, à mesure que la féminisation se poursuit, de plus en plus difficiles à accepter et engendrent une souffrance sociale importante.
1 BRUNEL Valentin & DRESSEN Marnix (2017), Glass ceiling, business networks & professionnal relations, The paradoxes of managers’ feminization in BNP Paribas (1980-2015), International Sociological Association, RC 10 Participation, Organizational Democracy and Self-Management (Lisbon, 13 july).
Bibliographie
ACKER Joan (2009), « From glass ceiling to inequality regimes », Sociologie du travail, vol. 51, n°2, p. 199-217.
BACKOUCHE Isabelle, GODECHOT Olivier, NAUDIER Delphine (2009), « Un plafond à caissons. Les femmes à l’EHESS », Sociologie du travail, vol. 51, n°2, 253-274.
BONI-LE GOFF Isabel (2012), « « Au nom de la diversité » : Analyse écologique du développement des réseaux professionnels de femmes cadres en France », Sociologies pratiques, 2010/2 (n°21), p. 83-95.
MARRY Catherine, BERENI Laure, JACQUEMART Alban, POCHIC Sophie, REVILLARD Anne (2017), Le Plafond de verre et l’État, Paris, Armand Colin, 222 p.
PRUVOST Geneviève (2007), « La dynamique des professions à l’épreuve de la féminisation: l’ascension atypique des femmes commissaires », Sociologie du travail, vol.49, n°1, p. 84-99.
ROTH Louise Marie (2006), Selling Women Short: Gender and Money on Wall Street, Princeton, NJ, Princeton University Press.
TOCQUEVILLE Alexis (de) (1964), L’Ancien Régime et la Révolution, Folio histoire, Paris : Gallimard.