Silence, on tourne ! Après avoir écumé nombre de dossiers d’archives de grands établissements bancaires, j’ai commencé à m’intéresser de plus près aux fonds multimédias et aux vidéos. Des films absolument incroyables ont pu être conservés grâce à la numérisation, et je voudrais ici vous présenter des productions très particulières : des films d’entreprises.

Le divertissement au service de la bancarisation

En vous parlant de l’évolution des droits des femmes clientes des banques, j’avais mentionné le processus de « bancarisation », c’est-à-dire la généralisation de l’accès aux services bancaires par la population. Les films dont je vais vous parler ont été imaginés et réalisés dans ce contexte.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les banques redoublent d’efforts pour conquérir une nouvelle clientèle et multiplier les ouvertures de compte particuliers. Jusque dans les campagnes les plus reculées, tous les moyens sont alors bons pour séduire hommes, femmes et enfants !

A la fin des années 1950, un certain Bernard Dromigny, jeune sous-directeur de la Caisse régionale de l’Orne, convainc sa direction d’utiliser le cinéma pour encourager les agriculteurs à rejoindre le Crédit Agricole. L’idée fait son chemin et en 1959, la Caisse régionale de l’Orne et le Consortium d’organisateurs conseils (COC) du Crédit Agricole, confient à Sidney Jézéquel et à la société des Films Roger Leenhardt, la réalisation du film Un bon compte.

Une idée lumineuse, car le film, largement diffusé dans les départements de l’Ouest de la France, a contribué à développer la bancarisation dans les campagnes. Et dans une France encore rurale, le potentiel était énorme ! En 1955, les agriculteurs français représentaient 27 % de la population active (contre 3,5 % aujourd’hui) et les usages liés à l’argent restaient très traditionnels.

Regardez donc un premier extrait, qui met en scène un couple d’agriculteurs hésitant à ouvrir un compte au Crédit Agricole :

Mais à quelles occasions pouvait bien être diffusé ce film? Eh bien, des séances étaient organisées dans les cafés et les foyers ruraux, avec au programme un ou deux courts métrages de Charlot (pour attirer les foules en première partie !), puis le film Un bon compte. A la suite de la projection était proposé un jeu basé sur l’apprentissage de la rédaction et de l’usage du chèque, puis une loterie. Grâce à une organisation bien rodée, le Crédit Agricole mêlait divertissement, publicité et pédagogie de l’argent au cours de ces projections qui touchaient un public populaire.

Mais revenons au film : notre couple d’agriculteurs va-t-il finalement déposer ses économies à la banque ?

De manière didactique, l’agent du Crédit Agricole leur explique à quel point il est « très simple » d’ouvrir un compte et de faire un chèque. Même l’épouse, inquiète de préserver les revenus qui lui reviennent pour « faire bouillir la marmite », pourra gérer « l’argent du lait » sur un compte à son nom et utiliser un chéquier pour les paiements.

Petit rappel historique : Un bon compte a été tourné et diffusé avant la loi du 13 juillet 1965 autorisant les femmes mariées à ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari. Tout comme cet autre film d’entreprise également produit par le Crédit Agricole et réalisé par Sidney Jézéquel en 1962 : Un homme tranquille.  

Un temps d’avance pour les femmes

Avec un scénario similaire mais adapté au contexte de l’économie viticole des Pyrénées-Orientales, nous retrouvons un couple d’agriculteurs… pas tout à fait inconnu ! Si nous passons du noir et blanc à la couleur en quelques années à peine, nous pouvons reconnaître l’actrice, Annie Legrand, qui joue l’épouse dans les deux films. On ne change pas une équipe qui gagne !

Dans Un Homme tranquille, on assiste à un renversement des rôles puisque c’est ici la femme qui est prescriptrice : c’est elle qui, par son exemple, décide son mari à utiliser son chéquier. Elle est volontaire et n’a pas peur de changer ses habitudes. Et son mari en est admiratif ! Est-il pour autant prêt à s’adapter à ce nouveau moyen de paiement, le chéquier, qui ne lui inspire guère confiance ?

Voilà le moment de régler les impôts… notre vigneron comprend qu’il aurait gagné un temps fou avec un chéquier ! C’est grâce à son beau-frère et avec l’aide de sa femme qui est désormais familiarisée avec cette nouvelle pratique, que la situation va très vite se régler.

La banque au cœur des foyers

La force de ces films est d’avoir su montrer de l’intérieur la vie quotidienne et les problématiques liées à l’argent que rencontrent les travailleurs français dans les campagnes : les spectateurs devaient pouvoir s’identifier très facilement !

Et ce qui est le plus remarquable à mes yeux, c’est le rôle très fort de la femme mariée, qui, sans être autonome financièrement, gère l’argent du ménage au quotidien et a son mot à dire dans les prises de décisions. Je crois bien que le Crédit Agricole avait conscience qu’il fallait s’appuyer sur les femmes pour dynamiser la bancarisation de la population agricole.

Seulement trois ans après Un homme tranquille, la réforme des régimes matrimoniaux entrait en vigueur, libérant les femmes de la tutelle maritale. Je serai curieuse de savoir comment notre couple d’agriculteurs s’est adapté à cette nouvelle évolution sociale ! Peut-être qu’à force de persévérance je trouverai une suite à cette incroyable “saga” cinématographique !

Crédits des films, diffusés avec l’aimable autorisation d’Antoine Jézéquel :

Un bon compte : Caisse régionale de Crédit Agricole mutuel de l’Orne (prod) ; COC (prod.) ; Films Roger Leenhardt (prod.) ; Bernard Dromigny (scén.) ; Sidney Jézéquel (réal.) ; Annie Legrand, Gabriel Gobin (int.), 1959.

Un homme tranquille : Caisse régionale de Crédit Agricole mutuel des Pyrénées-Orientales (command.) ; Les Films Roger Leenhardt (prod.) ; Sidney Jézéquel (réal.) ; Georges Lendi (images) ; Suzanne Gaveau (montage) ; Guy Bernard (musique) ; Marcel Daxely, Annie Legrand, Claude Bertrand (int.), 1962.